Texte Arnaud Robert
Photos © Danny Willems
C’était une discrète bâtisse, à deux pas de la Grande Mosquée. Il fallait pour la trouver traverser le marché, parmi les étals des féticheurs, les marchandes de piment, les vendeurs d’or. L’Institut National des Arts de Bamako, il y a un peu plus de 20 ans, ressemblait à un navire rose échoué dans une cité bruyante. Au milieu de la cour, quelques jeunes buvaient le thé. Les salles étaient vides et nues. Rien ne semblait pouvoir arriver là, dans cet antre du socialisme post-indépendance, dans une institution sans moyen posée au milieu d’une ville où les arts s’enseignent surtout hors les murs. L’INA n’avait l’air de rien. Et pourtant, on s’y pressait chaque après-midi pour y entendre une voix.
La voix de Rokia Traoré est une chose étrange. Je me souviens avec précision de ma sensation, au milieu des années 1990, quand je l’ai entendue pour la première fois. Ce très léger vibrato oscillant en bout de phrase, presque une perte de repère ou un dérapage contrôlé, cet imperceptible chuintement, l’intonation bleutée, l’assurance mêlée de fragilité ; à cette époque, j’étais surtout happé par les rafales de griottes, je m’invitais dans les mariages maliens pour écouter ces femmes invoquer le nom de leurs mécènes comme s’il s’était agi de héros médiévaux ; il y avait, dans cette image de la diva en pays mandingue, une poétique de la force, de la truculence et du spectacle qui me touchaient infiniment. Rokia était ailleurs.
Elle avait 22, 23 ans, elle semblait si frêle qu’on l’aurait perdue dans un boubou, elle portait une guitare en bandoulière comme Joan Baez, comme Tracy Chapman, elle ressemblait à une jeune fille rangée, une romantique marquée autant par la folk internationale que par la terre de son père diplomate. J’aurais franchement pu passer à côté d’elle, s’il n’y avait eu cette voix si émouvante qu’elle semblait résonner hors de sa salle de répétition, voler par-dessus le gros portail fatigué de l’INA, embrasser cette capitale entière ; elle disait ce pays qui changeait et cette jeunesse qui se reconnaissait en elle.
Dès la sortie de l’album « Mouneïssa », Rokia Traoré rassemblait déjà autour d’elle un fan club fourni. Ils reprenaient en chœur, dans des après-midis Rokia, ce refrain qui dit en substance :
« Arracher les enfants à leur père /
Arracher les enfants à leur mère /
Le divorce est une chose horrible /
Quand on fait des enfants, il faut être sûr /
Quand on songe à se séparer, il faut penser aux enfants »
C’est l'une des conséquences de la tragédie qui se joue depuis plusieurs mois dans la vie de Rokia Traoré et des siens : certains connaissent désormais son nom sans avoir jamais entendu sa voix. Ils ignorent que, depuis la sortie de « Mouneïssa » en 1998, elle a fabriqué patiemment une carrière exemplaire, elle a obtenu tous les prix (prix Découvertes RFI en 1997, une Victoire de la Musique en 2009, plusieurs Runner-Up de la BBC), elle a enregistré avec le Kronos Quartet, elle a écrit la musique de la pièce « Desdemona » de Toni Morrison, elle a joué pour le théâtre, le ballet, elle a été l'un des membres du jury du festival de Cannes. Mais aujourd’hui, son nom, inextricablement, est associé à la prison et à un kidnapping d’enfant.
L’histoire est extrêmement complexe – j’ai tenté de joindre l’avocat de la partie adverse qui n’a pas répondu, donc la version que j’en donne est tirée de plusieurs conversations avec Rokia Traoré elle-même, depuis début février. Rokia vit à Bamako avec ses deux enfants ; le père de sa fille Uma est un Belge qui dirige le Festival de Marseille : Jan Goossens. Le couple est séparé. Il y a quelques mois, suite à un incident, Rokia soupçonne son ex-compagnon de se livrer à des attouchements sur leur fille de 5 ans. Elle refuse donc de confier l’enfant à son père malgré les injonctions de la justice belge qui finit par lancer contre elle un mandat d’arrêt international. Entre-temps, la justice malienne confie la garde exclusive de l’enfant à Rokia Traoré. Malgré cela, le 11 mars à sa sortie de l’avion, elle est arrêtée à Paris et placée en détention préventive. Elle en est libérée le 25 mars et attend depuis lors en France une possible extradition vers la Belgique pour y être jugée. Elle est accusée d’ « enlèvement, séquestration et prise d’otage » de sa propre fille. Elle risque 5 ans de prison.
Un des premiers à prendre une position publique sur l’affaire est l’écrivain et économiste sénégalais Felwine Sarr. Il publie le 13 mars sur sa page Facebook une longue tribune qui établit un lien entre le traitement infligé à Rokia et ses origines africaines : « La violence physique et surtout symbolique exercée par la justice belge contre Rokia Traoré dit ceci : tu as beau t’appeler Rokia Traoré, être une artiste d’une qualité exceptionnelle, mondialement reconnue, si un contentieux t’oppose avec l’un de nos ressortissants, nous avons les moyens au mépris de ta dignité de te jeter en prison et de te traiter comme la dernière des criminelles, en mettant en branle notre appareil juridico-répressif et en te remettant à ta place. Parce que disons-nous le bien, après tout, tu n’es qu’une Africaine. Issue d’une région du monde qui a un faible pouvoir économique, politique et donc symbolique. »
Très rapidement, les réactions se multiplient. Les hashtag #freerokia ou #justice4rokia se propagent sur les réseaux sociaux, des pétitions exigent la libération de la musicienne qui réunissent plusieurs dizaines de milliers de signatures, le gouvernement malien se dit solidaire de Rokia Traoré. Beaucoup demandent sa libération immédiate : les Femen, le musicien anglais Damon Albarn, les signataires d’une tribune parue le 18 mars dans le quotidien Libération, l’organisme de gestion des droits d’auteurs, la SACEM, le chanteur malien Salif Keita qui publie une vidéo ou encore l’ancienne ministre française de la justice, Christiane Taubira, qui rédige elle-même un tweet : « Étrange urgence, cette incarcération de Rokia Traoré !!! Drôle de façon de protéger la petite Uma ! Et si la cohérence des décisions de justice devenait une priorité ? Il serait plus facile de les lire… et les accepter. »
Au-delà de la mobilisation instinctive autour d’une mère incarcérée pour avoir voulu protéger son enfant, une lecture politique de la situation s’impose, en particulier en France. Dans un article paru le 25 mars sur le blog du Monde Diplomatique et titré « L’affaire Rokia Traoré, symptomatique d’une exaspération post-coloniale », la journaliste Sabine Cessou décrit la systématique d’un deux poids deux mesures dans le règlement des litiges chez les couples mixtes, où la voix des Africains semble sans cesse minimisée : « En dehors de cet imbroglio, pour nombre d’observateurs africains, toute l’affaire relève d’une question de principe : pour un seul cas symbolique et aussi médiatisé que celui de Rokia Traoré, qu’en est-il de tous les anonymes africains qui traversent ce type de conflit ? Si le sort réservé à une ambassadrice de la culture ouest-africaine heurte autant, c’est qu’il renvoie à un profond mépris, dénoncé en ces termes par Koyo Kouoh, commissaire d’exposition et directrice du musée d’art contemporain Zeitz Mocaa au Cap, en Afrique du Sud : « On ne peut nous célébrer et nous humilier en même temps ».
Cette analyse – celle d’un rapport de force inégal, d’un déni de justice et d’une violence coloniale qui continue de s’exercer – est encouragée par Rokia Traoré elle-même qui s’exprime sur les ondes de RFI le 14 avril : « Je le dis, la justice belge a été raciste. Et je reproche à la justice française de cautionner ce racisme en vertu de la coopération judiciaire qu’indique le mandat d’arrêt européen. Le mandat d’arrêt européen a été fait pour la grande criminalité et le terrorisme international. Je ne suis ni un criminel de guerre ni une terroriste, et la justice belge a fait preuve de racisme. Elle n’a pas été équitable, elle n’a pas été impartiale. Elle n’a toujours vu que l’Africaine qui vit en Afrique, donc coûte que coûte cet enfant nous devons le ramener en Belgique. C’est cela le racisme. »
Je pense à cet instant à cette basse huileuse, presque jouée du bout des doigts, cette guitare en ostinato, qui ouvrent la version de « Strange Fruit » par Rokia Traoré. C’était en 2016 dans l’album « Né So », son dernier en date. Rokia avait choisi le Britannique John Parish pour produire sa nouvelle musique ; elle avait pensé sans doute à ce qu’il avait fait pour PJ Harvey. Rokia avait accepté de chanter « Strange Fruit », un morceau enregistré pour la première fois en 1939 par Billie Holiday. Comme chacun le sait, les fruits étranges que l’on y voit pendre aux arbres du Sud américain, ce sont les corps des lynchés. Ce morceau est devenu un hymne de résilience et de combat, il a été souvent chanté, hanté chaque fois par l’esprit du temps particulier qu’il investissait.
L’album « Né So » est marqué par la quête de justice sociale et prend souvent le ton du manifeste. Les derniers morceaux font le compte des migrants africains morts sur la route de l’Europe, ils touchent au spoken word, confinent au discours politique. La chanson « Strange Fruit », plus métaphorique, plus universelle, est un sommet d’interprétation dans l’œuvre de Rokia. La densité de sa voix presque soufflée aboutit à un cri retenu, une urgence lovée dans le creux de la gorge, sur le dernier vers en particulier, qui rappelle la version de Nina Simone sans qu’elle en soit une imitation.
Here is a strange and bitter crop.
Voici une récolte étrange et amère.
Tout dans la trajectoire de Rokia Traoré a conduit à cette reprise et, si la musicienne devient aujourd’hui l’ambassadrice malgré elle d’une revendication de justice sociale, ce n’est pas juste par un malheureux concours de circonstance. Rokia est l’incarnation d’une forme raffinée d’exigence de liberté dans l’histoire des musiques africaines. Son parcours même, le fait qu’elle ait passé sa vie à questionner les identités et les territoires assignés, ont nourri le sentiment assez partagé de se trouver aujourd’hui face à une guerrière.
Au milieu des années 1990, tandis qu’elle apparaissait comme une adolescente assez sage sur la scène bamakoise (surtout si on la compare à une chanteuse plus flamboyante comme Oumou Sangaré), elle se livrait en réalité à une révolution esthétique particulièrement intrépide. C’est que ses choix disent autant l’intérieur que l’extérieur, la continuité et la rupture. Si elle naît en 1974 à Kati, une commune située à 15 kilomètres de Bamako, Rokia est une enfant du voyage. Son père diplomate l’emmène en Algérie, en Arabie saoudite, en France ou en Belgique où elle étudie.
Lorsqu’en 1995 elle choisit de débuter sa carrière d’artiste à Bamako, c’est une forme d’engagement qui procède d’avantage du parti pris culturel que de la généalogie. Rokia se place instantanément sous le patronage d’Ali Farka Touré qui la conseille. Là encore, ce n’est pas un hasard. Farka Touré n’était pas seulement une légende de la musique malienne, il était un prodigieux mélomane, connaisseur des terrains et des imaginaires. Avec l’écrivain Amadou Hampaté Bâ, pour le compte de Radio Mali, il avait battu la campagne, un enregistreur Nagra dans la gibecière, pour récolter les chants des autres. Ceux des dizaines d'ethnies maliennes, des chasseurs aux pétoires triomphales, des enfants à l'initiation.
Ali Farka Touré, à sa manière, était resté un ethnographe du dimanche après-midi quand, chez lui, il sortait de vieux disques de mélodies du Niger, du Maroc, et qu'il se mettait, dans ses costumes monochromes de république socialiste, à danser en rond. Je me souviens personnellement d’un jour où Farka s’était soudain dressé après avoir lancé un album de la diva mauritanienne Dimi Mint Abba et qu’il s’était mis à jouer sur sa « voix de rossignol » du violon monocorde. Rokia Traoré était allé chercher cet homme, un savant qui connaissait tout de ses propres traditions mais qui vivait avec le portrait de Jimi Hendrix dans son salon.
Ainsi, dès son premier album, Rokia Traoré a réussi à conjuguer la quête d’âme sahélienne - notamment en renouvelant le trio moderne mandingue dont Farka était devenu maître (guitare, ngoni, calebasse) - mais aussi en négociant avec tous les aspects de l’étiquette locale. Rokia a tout remis en question : ce que signifie la séduction chez une musicienne ouest-africaine, la notion même de belle voix, la question de la douceur, les thèmes utilisés dans les chansons sur un registre proche parfois de la protest song, la présence physique sur une scène, le fait de tenir une guitare. Tout pour le public malien rompait avec les usages.
Pour le public occidental aussi, Rokia était une nouveauté absolue. Elle ne s’inscrivait pas dans la tradition énergique des grandes chanteuses africaines qui exportent leur musique ; au début de sa carrière, en particulier, elle est assez statique sur scène et affiche une forme de mélancolie que rien ne semble entamer. Peu à peu, sa physicalité s’exprime davantage - jusqu’à certains concerts, après les albums « Bowmboï » (2003) et « Tchamantché » (2008), qui laissent éclater une présence à la Miriam Makeba. Le charisme de Rokia Traoré est si singulier qu’on ne sait bien si ses références se trouvent d’abord au Nord ou au Sud – même si elle décide de chanter essentiellement dans la langue de son père, le bamanan.
Peu à peu, en orientant ses productions vers les pays anglo-saxons après avoir signé ses premiers albums chez Label Bleu/Indigo, Rokia rompt avec une culture très française de la world music et parfois de la couleur locale. Traoré se voit autant en diva rock qu’en icône mandingue, elle aime les guitares électriques, l’opéra, le répertoire américain, la musique des chasseurs du Wassoulou, et tout un tas d’autres choses sur lesquelles elle ne cèdera pas. La France, du haut de son universalisme nivelant, n’imagine pas toujours qu’une artiste africaine puisse être autre chose qu’une artiste africaine.
Cette liberté était plus évidente que jamais, il y a quelques mois, la dernière fois que je l’ai vue chanter.
A un moment, dans une robe fourreau qui caressait le plateau, elle s’était mise à chanter « Zimbabwe ». On en était déjà presque à la moitié du concert, devant un théâtre plein qui respirait en silence. Elle reprenait ce morceau de Bob Marley, qu’il avait chanté dans un stade de Harare, un jour d’indépendance nationale, en 1980. Elle était venue entourée de cinq chanteuses, cinq instrumentistes, tous formés dans sa fondation Passerelle, créée il y a 10 ans à Bamako.
La troupe reprenait des thèmes modernes, ceux d’Oumou Sangaré, de Ballaké Sissoko, mais aussi des thèmes courtois médiévaux que Rokia était allée récolter au bout des rares chaînes de transmission qui n’avaient pas été brisées. Rokia Traoré évoquait son pays qui a changé, ce pays où marchent les militaires, elle le commémorait avec un morceau jamaïcain, un hymne panafricaniste, de liberté et de conquête.
ROKIA TRAORE
Zimbabwe (ROOTS)
L’autre jour, j’ai parlé avec Rokia au téléphone. Elle était confinée dans un pays confiné. A Paris, dans un appartement où elle attend de connaître la suite, elle avait la même voix déterminée que je lui connais. Elle ne semblait pas affaiblie par la grève de la faim qu’elle a mené dans sa cellule. Je lui ai dit que j’étais subjugué par son courage. Elle a paru presque agacée par ma remarque.
– Tu imagines que j’ai le choix ? ¶
Texte Arnaud Robert
Photos © Danny Willems
C’était une discrète bâtisse, à deux pas de la Grande Mosquée. Il fallait pour la trouver traverser le marché, parmi les étals des féticheurs, les marchandes de piment, les vendeurs d’or. L’Institut National des Arts de Bamako, il y a un peu plus de 20 ans, ressemblait à un navire rose échoué dans une cité bruyante. Au milieu de la cour, quelques jeunes buvaient le thé. Les salles étaient vides et nues. Rien ne semblait pouvoir arriver là, dans cet antre du socialisme post-indépendance, dans une institution sans moyen posée au milieu d’une ville où les arts s’enseignent surtout hors les murs. L’INA n’avait l’air de rien. Et pourtant, on s’y pressait chaque après-midi pour y entendre une voix.
La voix de Rokia Traoré est une chose étrange. Je me souviens avec précision de ma sensation, au milieu des années 1990, quand je l’ai entendue pour la première fois. Ce très léger vibrato oscillant en bout de phrase, presque une perte de repère ou un dérapage contrôlé, cet imperceptible chuintement, l’intonation bleutée, l’assurance mêlée de fragilité ; à cette époque, j’étais surtout happé par les rafales de griottes, je m’invitais dans les mariages maliens pour écouter ces femmes invoquer le nom de leurs mécènes comme s’il s’était agi de héros médiévaux ; il y avait, dans cette image de la diva en pays mandingue, une poétique de la force, de la truculence et du spectacle qui me touchaient infiniment. Rokia était ailleurs.
Elle avait 22, 23 ans, elle semblait si frêle qu’on l’aurait perdue dans un boubou, elle portait une guitare en bandoulière comme Joan Baez, comme Tracy Chapman, elle ressemblait à une jeune fille rangée, une romantique marquée autant par la folk internationale que par la terre de son père diplomate. J’aurais franchement pu passer à côté d’elle, s’il n’y avait eu cette voix si émouvante qu’elle semblait résonner hors de sa salle de répétition, voler par-dessus le gros portail fatigué de l’INA, embrasser cette capitale entière ; elle disait ce pays qui changeait et cette jeunesse qui se reconnaissait en elle.
Dès la sortie de l’album « Mouneïssa », Rokia Traoré rassemblait déjà autour d’elle un fan club fourni. Ils reprenaient en chœur, dans des après-midis Rokia, ce refrain qui dit en substance :
« Arracher les enfants à leur père /
Arracher les enfants à leur mère /
Le divorce est une chose horrible /
Quand on fait des enfants, il faut être sûr /
Quand on songe à se séparer, il faut penser aux enfants »
C’est l'une des conséquences de la tragédie qui se joue depuis plusieurs mois dans la vie de Rokia Traoré et des siens : certains connaissent désormais son nom sans avoir jamais entendu sa voix. Ils ignorent que, depuis la sortie de « Mouneïssa » en 1998, elle a fabriqué patiemment une carrière exemplaire, elle a obtenu tous les prix (prix Découvertes RFI en 1997, une Victoire de la Musique en 2009, plusieurs Runner-Up de la BBC), elle a enregistré avec le Kronos Quartet, elle a écrit la musique de la pièce « Desdemona » de Toni Morrison, elle a joué pour le théâtre, le ballet, elle a été l'un des membres du jury du festival de Cannes. Mais aujourd’hui, son nom, inextricablement, est associé à la prison et à un kidnapping d’enfant.
L’histoire est extrêmement complexe – j’ai tenté de joindre l’avocat de la partie adverse qui n’a pas répondu, donc la version que j’en donne est tirée de plusieurs conversations avec Rokia Traoré elle-même, depuis début février. Rokia vit à Bamako avec ses deux enfants ; le père de sa fille Uma est un Belge qui dirige le Festival de Marseille : Jan Goossens. Le couple est séparé. Il y a quelques mois, suite à un incident, Rokia soupçonne son ex-compagnon de se livrer à des attouchements sur leur fille de 5 ans. Elle refuse donc de confier l’enfant à son père malgré les injonctions de la justice belge qui finit par lancer contre elle un mandat d’arrêt international. Entre-temps, la justice malienne confie la garde exclusive de l’enfant à Rokia Traoré. Malgré cela, le 11 mars à sa sortie de l’avion, elle est arrêtée à Paris et placée en détention préventive. Elle en est libérée le 25 mars et attend depuis lors en France une possible extradition vers la Belgique pour y être jugée. Elle est accusée d’ « enlèvement, séquestration et prise d’otage » de sa propre fille. Elle risque 5 ans de prison.
Un des premiers à prendre une position publique sur l’affaire est l’écrivain et économiste sénégalais Felwine Sarr. Il publie le 13 mars sur sa page Facebook une longue tribune qui établit un lien entre le traitement infligé à Rokia et ses origines africaines : « La violence physique et surtout symbolique exercée par la justice belge contre Rokia Traoré dit ceci : tu as beau t’appeler Rokia Traoré, être une artiste d’une qualité exceptionnelle, mondialement reconnue, si un contentieux t’oppose avec l’un de nos ressortissants, nous avons les moyens au mépris de ta dignité de te jeter en prison et de te traiter comme la dernière des criminelles, en mettant en branle notre appareil juridico-répressif et en te remettant à ta place. Parce que disons-nous le bien, après tout, tu n’es qu’une Africaine. Issue d’une région du monde qui a un faible pouvoir économique, politique et donc symbolique. »
Très rapidement, les réactions se multiplient. Les hashtag #freerokia ou #justice4rokia se propagent sur les réseaux sociaux, des pétitions exigent la libération de la musicienne qui réunissent plusieurs dizaines de milliers de signatures, le gouvernement malien se dit solidaire de Rokia Traoré. Beaucoup demandent sa libération immédiate : les Femen, le musicien anglais Damon Albarn, les signataires d’une tribune parue le 18 mars dans le quotidien Libération, l’organisme de gestion des droits d’auteurs, la SACEM, le chanteur malien Salif Keita qui publie une vidéo ou encore l’ancienne ministre française de la justice, Christiane Taubira, qui rédige elle-même un tweet : « Étrange urgence, cette incarcération de Rokia Traoré !!! Drôle de façon de protéger la petite Uma ! Et si la cohérence des décisions de justice devenait une priorité ? Il serait plus facile de les lire… et les accepter. »
Au-delà de la mobilisation instinctive autour d’une mère incarcérée pour avoir voulu protéger son enfant, une lecture politique de la situation s’impose, en particulier en France. Dans un article paru le 25 mars sur le blog du Monde Diplomatique et titré « L’affaire Rokia Traoré, symptomatique d’une exaspération post-coloniale », la journaliste Sabine Cessou décrit la systématique d’un deux poids deux mesures dans le règlement des litiges chez les couples mixtes, où la voix des Africains semble sans cesse minimisée : « En dehors de cet imbroglio, pour nombre d’observateurs africains, toute l’affaire relève d’une question de principe : pour un seul cas symbolique et aussi médiatisé que celui de Rokia Traoré, qu’en est-il de tous les anonymes africains qui traversent ce type de conflit ? Si le sort réservé à une ambassadrice de la culture ouest-africaine heurte autant, c’est qu’il renvoie à un profond mépris, dénoncé en ces termes par Koyo Kouoh, commissaire d’exposition et directrice du musée d’art contemporain Zeitz Mocaa au Cap, en Afrique du Sud : « On ne peut nous célébrer et nous humilier en même temps ».
Cette analyse – celle d’un rapport de force inégal, d’un déni de justice et d’une violence coloniale qui continue de s’exercer – est encouragée par Rokia Traoré elle-même qui s’exprime sur les ondes de RFI le 14 avril : « Je le dis, la justice belge a été raciste. Et je reproche à la justice française de cautionner ce racisme en vertu de la coopération judiciaire qu’indique le mandat d’arrêt européen. Le mandat d’arrêt européen a été fait pour la grande criminalité et le terrorisme international. Je ne suis ni un criminel de guerre ni une terroriste, et la justice belge a fait preuve de racisme. Elle n’a pas été équitable, elle n’a pas été impartiale. Elle n’a toujours vu que l’Africaine qui vit en Afrique, donc coûte que coûte cet enfant nous devons le ramener en Belgique. C’est cela le racisme. »
Je pense à cet instant à cette basse huileuse, presque jouée du bout des doigts, cette guitare en ostinato, qui ouvrent la version de « Strange Fruit » par Rokia Traoré. C’était en 2016 dans l’album « Né So », son dernier en date. Rokia avait choisi le Britannique John Parish pour produire sa nouvelle musique ; elle avait pensé sans doute à ce qu’il avait fait pour PJ Harvey. Rokia avait accepté de chanter « Strange Fruit », un morceau enregistré pour la première fois en 1939 par Billie Holiday. Comme chacun le sait, les fruits étranges que l’on y voit pendre aux arbres du Sud américain, ce sont les corps des lynchés. Ce morceau est devenu un hymne de résilience et de combat, il a été souvent chanté, hanté chaque fois par l’esprit du temps particulier qu’il investissait.
L’album « Né So » est marqué par la quête de justice sociale et prend souvent le ton du manifeste. Les derniers morceaux font le compte des migrants africains morts sur la route de l’Europe, ils touchent au spoken word, confinent au discours politique. La chanson « Strange Fruit », plus métaphorique, plus universelle, est un sommet d’interprétation dans l’œuvre de Rokia. La densité de sa voix presque soufflée aboutit à un cri retenu, une urgence lovée dans le creux de la gorge, sur le dernier vers en particulier, qui rappelle la version de Nina Simone sans qu’elle en soit une imitation.
Here is a strange and bitter crop.
Voici une récolte étrange et amère.
Tout dans la trajectoire de Rokia Traoré a conduit à cette reprise et, si la musicienne devient aujourd’hui l’ambassadrice malgré elle d’une revendication de justice sociale, ce n’est pas juste par un malheureux concours de circonstance. Rokia est l’incarnation d’une forme raffinée d’exigence de liberté dans l’histoire des musiques africaines. Son parcours même, le fait qu’elle ait passé sa vie à questionner les identités et les territoires assignés, ont nourri le sentiment assez partagé de se trouver aujourd’hui face à une guerrière.
Au milieu des années 1990, tandis qu’elle apparaissait comme une adolescente assez sage sur la scène bamakoise (surtout si on la compare à une chanteuse plus flamboyante comme Oumou Sangaré), elle se livrait en réalité à une révolution esthétique particulièrement intrépide. C’est que ses choix disent autant l’intérieur que l’extérieur, la continuité et la rupture. Si elle naît en 1974 à Kati, une commune située à 15 kilomètres de Bamako, Rokia est une enfant du voyage. Son père diplomate l’emmène en Algérie, en Arabie saoudite, en France ou en Belgique où elle étudie.
Lorsqu’en 1995 elle choisit de débuter sa carrière d’artiste à Bamako, c’est une forme d’engagement qui procède d’avantage du parti pris culturel que de la généalogie. Rokia se place instantanément sous le patronage d’Ali Farka Touré qui la conseille. Là encore, ce n’est pas un hasard. Farka Touré n’était pas seulement une légende de la musique malienne, il était un prodigieux mélomane, connaisseur des terrains et des imaginaires. Avec l’écrivain Amadou Hampaté Bâ, pour le compte de Radio Mali, il avait battu la campagne, un enregistreur Nagra dans la gibecière, pour récolter les chants des autres. Ceux des dizaines d'ethnies maliennes, des chasseurs aux pétoires triomphales, des enfants à l'initiation.
Ali Farka Touré, à sa manière, était resté un ethnographe du dimanche après-midi quand, chez lui, il sortait de vieux disques de mélodies du Niger, du Maroc, et qu'il se mettait, dans ses costumes monochromes de république socialiste, à danser en rond. Je me souviens personnellement d’un jour où Farka s’était soudain dressé après avoir lancé un album de la diva mauritanienne Dimi Mint Abba et qu’il s’était mis à jouer sur sa « voix de rossignol » du violon monocorde. Rokia Traoré était allé chercher cet homme, un savant qui connaissait tout de ses propres traditions mais qui vivait avec le portrait de Jimi Hendrix dans son salon.
Ainsi, dès son premier album, Rokia Traoré a réussi à conjuguer la quête d’âme sahélienne - notamment en renouvelant le trio moderne mandingue dont Farka était devenu maître (guitare, ngoni, calebasse) - mais aussi en négociant avec tous les aspects de l’étiquette locale. Rokia a tout remis en question : ce que signifie la séduction chez une musicienne ouest-africaine, la notion même de belle voix, la question de la douceur, les thèmes utilisés dans les chansons sur un registre proche parfois de la protest song, la présence physique sur une scène, le fait de tenir une guitare. Tout pour le public malien rompait avec les usages.
Pour le public occidental aussi, Rokia était une nouveauté absolue. Elle ne s’inscrivait pas dans la tradition énergique des grandes chanteuses africaines qui exportent leur musique ; au début de sa carrière, en particulier, elle est assez statique sur scène et affiche une forme de mélancolie que rien ne semble entamer. Peu à peu, sa physicalité s’exprime davantage - jusqu’à certains concerts, après les albums « Bowmboï » (2003) et « Tchamantché » (2008), qui laissent éclater une présence à la Miriam Makeba. Le charisme de Rokia Traoré est si singulier qu’on ne sait bien si ses références se trouvent d’abord au Nord ou au Sud – même si elle décide de chanter essentiellement dans la langue de son père, le bamanan.
Peu à peu, en orientant ses productions vers les pays anglo-saxons après avoir signé ses premiers albums chez Label Bleu/Indigo, Rokia rompt avec une culture très française de la world music et parfois de la couleur locale. Traoré se voit autant en diva rock qu’en icône mandingue, elle aime les guitares électriques, l’opéra, le répertoire américain, la musique des chasseurs du Wassoulou, et tout un tas d’autres choses sur lesquelles elle ne cèdera pas. La France, du haut de son universalisme nivelant, n’imagine pas toujours qu’une artiste africaine puisse être autre chose qu’une artiste africaine.
Cette liberté était plus évidente que jamais, il y a quelques mois, la dernière fois que je l’ai vue chanter.
A un moment, dans une robe fourreau qui caressait le plateau, elle s’était mise à chanter « Zimbabwe ». On en était déjà presque à la moitié du concert, devant un théâtre plein qui respirait en silence. Elle reprenait ce morceau de Bob Marley, qu’il avait chanté dans un stade de Harare, un jour d’indépendance nationale, en 1980. Elle était venue entourée de cinq chanteuses, cinq instrumentistes, tous formés dans sa fondation Passerelle, créée il y a 10 ans à Bamako.
La troupe reprenait des thèmes modernes, ceux d’Oumou Sangaré, de Ballaké Sissoko, mais aussi des thèmes courtois médiévaux que Rokia était allée récolter au bout des rares chaînes de transmission qui n’avaient pas été brisées. Rokia Traoré évoquait son pays qui a changé, ce pays où marchent les militaires, elle le commémorait avec un morceau jamaïcain, un hymne panafricaniste, de liberté et de conquête.
ROKIA TRAORE
Zimbabwe (ROOTS)
L’autre jour, j’ai parlé avec Rokia au téléphone. Elle était confinée dans un pays confiné. A Paris, dans un appartement où elle attend de connaître la suite, elle avait la même voix déterminée que je lui connais. Elle ne semblait pas affaiblie par la grève de la faim qu’elle a mené dans sa cellule. Je lui ai dit que j’étais subjugué par son courage. Elle a paru presque agacée par ma remarque.
– Tu imagines que j’ai le choix ? ¶
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OUTERNATIONAL wird kuratiert von Elisa Erkelenz und ist ein Kooperationsprojekt von PODIUM Esslingen und VAN Magazin im Rahmen des Fellowship-Programms #bebeethoven anlässlich des Beethoven-Jubiläums 2020 – maßgeblich gefördert von der Kulturstiftung des Bundes sowie dem Land Baden-Württemberg, der Baden-Württemberg Stiftung und der L-Bank.
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