Texte Arnaud Robert
Photos © Gerhard Kühne
Vidéos © Florian Schmuck
Djamchid Chemirani revient des courses, à Manosque ; il a été pris dans les embouteillages. Au bout du combiné, il s’excuse cent fois de son petit retard, avec un accent qui porte plusieurs Suds emmêlés. On imagine l’endroit où il se trouve, dans cet été finissant, la crête qui surplombe la sècheresse, les pierres qui brûlent sur les ruines du Château, les insectes, le vent chaud. On ne connaît pas ce village, Saint-Maime, mais on en trouve deux longues descriptions rythmiques dans un album de 1996, le premier du trio Chemirani ; lorsqu’un père et ses deux fils racontaient sur des instruments persans leur havre provençal.
« Saint-Maime 2 » est une pièce presque aquatique, des jeux de timbre martiaux où le zarb défie le zarb en pirouettes boisées et silences suspendus. On y découvre instantanément l’instrument, sa peau, son corps, la lèvre, la gorge, la petite et la grande ouverture, toutes les parties intrinsèques qui font de cette percussion un outil d’une fausse simplicité - le murmure du mûrier, le crissement de la chèvre et puis cet énorme orage du tambour daf, dans un déluge d’intentions conjuguées. Comme si ces trois êtres ne faisaient qu’un corps. Comme si cette famille était née pour ces joutes d’amours battues.
Sur la pochette du disque, Djamchid est le seul qui regarde l’objectif, derrière des lunettes myopes et une grosse moustache. Keyvan et Bijan regardent au sol – Bijan n’a pas 18 ans. Ils posent tous les jambes croisées – elles servent de socle mouvant à leur zarb. Il y a quelque chose de fondateur dans cet enregistrement, l’idée d’une transmission en cours, d’un appétit intact. Djamchid a déjà alors plus de 50 ans, il vit en France depuis 1961, il a passé l’essentiel de sa vie en exil à fabriquer des continuités à l’enseignement qu’il avait reçu enfant. Et, dans cette famille où rien n’est imposé d’autre que le « sérieux » avec lequel on entreprend sa mission, l’idée même de tradition prend une ampleur presque sans précédent.
Djamchid va aujourd’hui vers 80 ans – il est né en 1942 – et il se souvient de tout. Il avait 8 ans. Pour le nouvel-an iranien, ce norouz où l’on nettoie les maisons et l’air est embaumé de jacinthes, son frère lui offre un zarb. « C’est un hasard complet si je suis devenu percussionniste. Il m’aurait tendu un instrument différent, je serais sans doute devenu un autre. Mais c’était un zarb et j’ai donc été obligé d’apprendre. » Le frère étudie un luth, le tar, chez un maître qui joue aussi du zarb. Djamchid commence à suivre son enseignement, puis il lui est conseillé de rejoindre les cours de Hossein Tehrani.
Il existe des images de Tehrani, de larges lunettes professorales, souvent teintées, des costumes de petit fonctionnaire des contrôles fiscaux, une voix douce et sans emphase qui semble toujours relever du discours de la méthode ; et puis, dès qu’il joue, la sensation d’une averse d’intelligence et de poésie. « Tehrani était très sérieux en ce qui concerne l’enseignement mais très gentil avec ceux qui le suivaient. Il comprenait la situation sociale des étudiants, il s’adaptait à leur condition, leurs attentes, leurs capacités. Je me suis lié d’amitié avec d’autres élèves, il y avait une espèce de concurrence saine entre nous. Cela m’a encouragé. »
Hossein Tehrani est l’inventeur du zarb moderne, il en fait un outil roi alors qu’il était souvent considéré comme une percussion fruste, un cliquetis dans le décor des ensembles – il en tire un instrument vocal, capable d’imiter la parole, le son du moteur, capable aussi de rehausser l’âme des solistes (il faut écouter les duos avec Jalil Shahnaz). Il participe avant 30 ans à la création de la radio de Téhéran et développe sa propre méthode de zarb. « Quand il jouait, c’était sublime. Il n’était pas seulement un soliste merveilleux mais, dans les accompagnements, il pouvait deviner les improvisations des autres musiciens. »
Djamchid ne le dit pas mais il devient lui-même un virtuose immédiat. Son maître le présente au ministère de la culture pour qu’il rejoigne un orchestre d’État. Il joue une ou deux fois par semaine à la télévision, il a tout juste 15 ans : « Les premières fois, c’était horrible. J’étais intimidé par les autres musiciens, je ne me sentais pas à la hauteur. Et ces grosses caméras braquées sur moi m’enlevait tous mes moyens ! » Il persévère, pourtant. Par esprit de sérieux. Autant que par inclination. Bientôt ses parents - son père fonctionnaire surtout - décident qu’il doit poursuivre ses études en France. Djamchid aimerait rester en Iran : « Ils ne m’ont pas laissé le choix. J’ai alors essayé d’étudier les mathématiques. Mais je ne maîtrisais pas suffisamment la langue ni le système moderne. J’ai traîné un an ou deux et puis on m’a conseillé de tenter la musicologie. »
Il faut imaginer cela. Djamchid a 19 ans, il n’a en France que son frère, qui poursuit une formation de géologue. Il n’a pour lui que le souvenir de Hossein Tehrani, dix ans de classe, une enfance studieuse, dans un pays qu’il ne va jamais totalement quitter mais qu’il vivra à distance, à travers une musique qui prend souvent la couleur mordorée de l’imaginaire. Dans les mille et une nuits qui suivront, Djamchid revivra la terre de sa naissance comme un royaume de chants muets et de danses statiques. A la façon d’un mystique. Lui qui n’aime rien tant que Rumi : « Laissez-vous silencieusement attirer par la force étrange de ce que vous aimez vraiment », a écrit le poète soufi, « elle ne pourra vous égarer. »
Djamchid fonde ses réseaux, il rencontre un virtuose du santour et du setar, Dariush Safvat, qui l’introduit au centre de musique orientale de la Sorbonne. Il y donne cours, notamment à Jean-Pierre Drouet qui diffuse le zarb en France. Djamchid étend son petit empire tapageur, il rencontre Maurice Béjart auquel une commande de la cour iranienne pour un ballet est faite (« il était très bien, plein de sérieux dans le travail, j’ai beaucoup appris de son comportement »), mais aussi Peter Brook pour lequel il rejoint le Mahabharata. Son disque de 1976, « Improvisations au Zarb », est à la fois une leçon d’instrument et la démonstration d’une véritable personnalité. Les solos de Djamchid ont la clarté expressive des philosophes qui marchent. L’esprit porté par le geste.
On appelle un jour de déconfinement ses deux fils. L’un est au Sud, l’autre au Nord. Quand on entend Keyvan, en marcel dans le Zoom, on songe à ce que son père nous en disait : « Un petit garçon du village venait chez moi apprendre le zarb et Keyvan a lui-même essayé. Mais l’autre comprenait si vite que Keyvan s’est découragé, il se mettait à pleurer pendant les cours. Je ne voulais pas le faire souffrir. Alors on a arrêté. Il a voulu essayer la batterie et pendant cinq ans, il a traîné avec sa batterie. Franchement, cela ne m’a pas attristé, je n’ai jamais particulièrement voulu que mes enfants prennent ma succession ou fassent même de la musique. C’est plutôt ma femme, française, qui insistait pour que je leur transmette le zarb. »
Keyvan : C’est vrai ce qu’il dit. J’avais tellement insisté pour obtenir une batterie, mon père avait un élève qui était batteur et qui a accepté de nous céder un instrument. Et puis un jour, je me suis remis au zarb, presque secrètement.
Bijan : Il faut quand même savoir que tu pouvais te réveiller à 3h du matin pour jouer du zarb pendant 2 heures et ensuite prendre ton train et jouer encore entre les wagons. Quand tu t’y es mis, tu es devenu psychorigide.
Keyvan : J’ai commencé si tard. Mais quand je m’y suis mis, je n’ai pas arrêté. Adolescent, je quittais les fêtes à minuit quand mes copains commençaient à s’amuser. Ils me regardaient avec des yeux écarquillés. J’allais bosser mon instrument. C’est que j’ai vite compris qu’il me faudrait beaucoup travailler. Je suis dix fois moins doué que Bijan.
Bijan : Et moi, je suis dix fois plus flemmard que Keyvan.
Bijan c’est le petit, né en 1978, dix ans après son aîné. Il y a entre ces deux frangins, une gémellité teintée de filiation. Bijan apprend presque par osmose, comme un enfant de la balle qui ne se rend compte ni du danger ni des exploits mais de la nature même des vocations. Djamchid leur enseigne avec générosité, sans insistance, il prend souvent un bidon de plastique pour leur donner la réplique. Il ne joue jamais au maître : « Je ne suis pas un maître », explique-t-il d’ailleurs. « J’ai seulement pris un enseignement. » Aujourd’hui que les deux fils enseignent à leur tour, ils refusent la théâtralité de l’enseignement oriental, ils n’apprécient que l’horizontalité. Keyvan : « Moi j’ai des élèves qui viennent et repartent fâchés parce que je ne corresponds par à l’imagerie qu’ils se font d’un maître. » Ils en ont tous soupé, dans cette famille, des orientalismes, des identités assignées, qu’on leur dise à quoi leur musique devrait ressembler puisque leur origine est persane.
La musique des Chemirani est un refus déterminé des carcans. Elle est un choix savant de liberté. Souvent elle questionne les limites, les doubles appartenances, les diasporas, les langues, pour tout dire : la nature même de Babel. Dans son disque de 2004, « Le rythme de la parole », Keyvan convie des déplacés, des mouvants de partout, d’Inde, d’Afrique mandingue, du Moyen-Orient, et dans cette quête de traditions, il y a aussi un désir éperdu de rencontres. « Je n’avais jamais songé à quel point j’ai souvent collaboré avec des déracinés. Mais il est certains qu’on ne peut fonctionner que si on accepte de renoncer à sa couronne d’ambassadeur. On ne représente jamais une culture. On ne représente que nous-mêmes. »
Et cette idée de la tradition comme une chose mouvante dont on ne détient jamais la clé, un Anglais aux cheveux frisés, depuis son ermitage crétois, la porte presque mieux que quiconque. On appelle Ross Daly un matin tardif alors qu’il a déjà accordé une bonne dizaine de luths et traversé quinze mélodies de sa composition. Cela devait être en 1989, au Théâtre Lycabettus d’Athènes, Ross avait invité Djamchid Chemirani pour un concert. Leur première rencontre. L’Anglais est alors installé depuis plusieurs années en Grèce où il développe une sorte de philosophie de la pensée modale, un carrefour vivant pour des musiciens d’Asie, du Moyen-Orient, du Maghreb et du bassin méditerranéen. Tout ce qui unit les instrumentistes de Calcutta à Séville, Ross Daly l’explore.
« J’ai immédiatement aimé Djamchid. Il m’impressionne beaucoup, il est une des personnes les plus extraordinaires que j’ai rencontrées, par sa gentillesse, sa volonté de collaborer à tout prix, il aime passionnément travailler. Il m’a très rapidement présenté ses fils et nous avons joué tous ensemble. » On peut trouver sur Youtube une vidéo tirée de la première tournée, en 1994 à la Passionskirche de Berlin. On y aperçoit un très jeune Keyvan qui jette des syncopes sur le rubâb afghan de Ross Daly. Ce sont des mondes qui se frottent sans que les points de colle n’apparaissent. Il y a plusieurs traditions qui se joignent mais c’est le contraire de la world music. La simple reprise d’une conversation interrompue par l’idée même de tradition isolée.
« Ce que j’aime beaucoup avec les Chemirani, c’est évidemment leur formation traditionnelle, leur savoir, mais aussi cette façon qu’ils ont de sortir du rang, d’essayer de nouvelles choses. La musique n’est jamais circonscrite à sa tradition. » Dans les années qui suivent, les Chemirani se retrouvent régulièrement sur scène ou en disque avec Ross Daly, ils enregistrent sous sa direction le disque « Synavgia » en 1999, puis « White Dragon » en 2008 ; Ross participe aussi au disque « Le Rythme de la Parole » de Keyvan. Il est pour les frères une sorte de référent constant, quasiment une autre figure paternelle. Les rencontres autour de Ross Daly ont d’ailleurs joué un rôle crucial pour que les frères renouent avec les mesures complexes que la musique iranienne avait depuis longtemps occultées. Ce que Djamchid appelle avec affection : « les rythmes boiteux ».
Pour Ross, ce triangle du père et des deux enfants est un modèle de ce que la transmission des traditions peut conserver de plus stimulant : « Je ne cherche pas particulièrement à entendre des virtuoses. Je cherche des gens dont la musique traduit directement leur être profond. C’est ce que font les trois Chemirani et c’est la raison pour laquelle ils figurent parmi mes musiciens favoris depuis des décennies. »
Il faudrait des jours pour décrire avec précision l’amplitude de l’œuvre des Chemirani, elle passe par la musique baroque, le lien entre le médiéval occidental et les musiques modales d’orient, le jazz dans sa vision la plus inclusive, elle question les mythes universels (« Sheherazade » d’Alireza Mashayekhi), l’improvisation cosmique (Trio Chemirani Invite, 2012), elle est une quête de poétique (« Delâshena » de Bijan avec Shadi Fathi), de modernité et d’audace (« The Rhythm Alchemy », de Keyvan). Cette discographie en cours, dont on attend avec impatience les prochaines invitations de la petite sœur chanteuse Mariam Chemirani, est un concentré d’universalité riante.
Keyvan et Bijan, ces deux Provençaux de Téhéran, ne retournent plus là-bas parce que l’armée iranienne menace de les enrôler et ils continuent d’appeler le zarb comme le maître Tehrani l’appelait (alors que chacun en Iran l’a rebaptisé « tombak » pour en désarabiser l’origine). Les Chemirani vivent dans cet espace utopique qui est celui du passage. En redécouvrant la diversité de leurs aventures, la profusion de leurs périples communs, on se prend à penser encore à une phrase de Rumi : « Vous n’êtes pas une goutte dans l’océan. Vous êtes l’océan tout entier dans une goutte d’eau. »
De cet État qui n’aime plus la musique, dans lequel les musiciens doivent trouver des boulots alternatifs pour survivre, les Chemirani chantent le nom. Récemment encore, des musicologues iraniens sont venus chez Djamchid pour récolter le fruit de son enseignement afin de publier une méthode. Dans les années à venir, des petits Iraniens apprendront le tombak en pensant à ce Provençal moustachu aux grosses lunettes myopes. « J’aime cette idée. Aujourd’hui je suis très vieux. Je ne joue plus que si mes fils me le demandent. C’est Keyvan et Bijan qui portent le drapeau. Et je les écoute avec plaisir. »
Keyvan, pour finir : Écoutez, il y a un truc que je trouve vraiment chouette dans cette relation familiale, c’est qu’on ne s’est jamais foutu sur la gueule. Quand même, c’est incroyable ! Et on continue d’avoir envie de jouer ensemble. ¶
Texte Arnaud Robert
Photos © Gerhard Kühne
Vidéos © Florian Schmuck
Djamchid Chemirani revient des courses, à Manosque ; il a été pris dans les embouteillages. Au bout du combiné, il s’excuse cent fois de son petit retard, avec un accent qui porte plusieurs Suds emmêlés. On imagine l’endroit où il se trouve, dans cet été finissant, la crête qui surplombe la sècheresse, les pierres qui brûlent sur les ruines du Château, les insectes, le vent chaud. On ne connaît pas ce village, Saint-Maime, mais on en trouve deux longues descriptions rythmiques dans un album de 1996, le premier du trio Chemirani ; lorsqu’un père et ses deux fils racontaient sur des instruments persans leur havre provençal.
« Saint-Maime 2 » est une pièce presque aquatique, des jeux de timbre martiaux où le zarb défie le zarb en pirouettes boisées et silences suspendus. On y découvre instantanément l’instrument, sa peau, son corps, la lèvre, la gorge, la petite et la grande ouverture, toutes les parties intrinsèques qui font de cette percussion un outil d’une fausse simplicité - le murmure du mûrier, le crissement de la chèvre et puis cet énorme orage du tambour daf, dans un déluge d’intentions conjuguées. Comme si ces trois êtres ne faisaient qu’un corps. Comme si cette famille était née pour ces joutes d’amours battues.
Sur la pochette du disque, Djamchid est le seul qui regarde l’objectif, derrière des lunettes myopes et une grosse moustache. Keyvan et Bijan regardent au sol – Bijan n’a pas 18 ans. Ils posent tous les jambes croisées – elles servent de socle mouvant à leur zarb. Il y a quelque chose de fondateur dans cet enregistrement, l’idée d’une transmission en cours, d’un appétit intact. Djamchid a déjà alors plus de 50 ans, il vit en France depuis 1961, il a passé l’essentiel de sa vie en exil à fabriquer des continuités à l’enseignement qu’il avait reçu enfant. Et, dans cette famille où rien n’est imposé d’autre que le « sérieux » avec lequel on entreprend sa mission, l’idée même de tradition prend une ampleur presque sans précédent.
Djamchid va aujourd’hui vers 80 ans – il est né en 1942 – et il se souvient de tout. Il avait 8 ans. Pour le nouvel-an iranien, ce norouz où l’on nettoie les maisons et l’air est embaumé de jacinthes, son frère lui offre un zarb. « C’est un hasard complet si je suis devenu percussionniste. Il m’aurait tendu un instrument différent, je serais sans doute devenu un autre. Mais c’était un zarb et j’ai donc été obligé d’apprendre. » Le frère étudie un luth, le tar, chez un maître qui joue aussi du zarb. Djamchid commence à suivre son enseignement, puis il lui est conseillé de rejoindre les cours de Hossein Tehrani.
Il existe des images de Tehrani, de larges lunettes professorales, souvent teintées, des costumes de petit fonctionnaire des contrôles fiscaux, une voix douce et sans emphase qui semble toujours relever du discours de la méthode ; et puis, dès qu’il joue, la sensation d’une averse d’intelligence et de poésie. « Tehrani était très sérieux en ce qui concerne l’enseignement mais très gentil avec ceux qui le suivaient. Il comprenait la situation sociale des étudiants, il s’adaptait à leur condition, leurs attentes, leurs capacités. Je me suis lié d’amitié avec d’autres élèves, il y avait une espèce de concurrence saine entre nous. Cela m’a encouragé. »
Hossein Tehrani est l’inventeur du zarb moderne, il en fait un outil roi alors qu’il était souvent considéré comme une percussion fruste, un cliquetis dans le décor des ensembles – il en tire un instrument vocal, capable d’imiter la parole, le son du moteur, capable aussi de rehausser l’âme des solistes (il faut écouter les duos avec Jalil Shahnaz). Il participe avant 30 ans à la création de la radio de Téhéran et développe sa propre méthode de zarb. « Quand il jouait, c’était sublime. Il n’était pas seulement un soliste merveilleux mais, dans les accompagnements, il pouvait deviner les improvisations des autres musiciens. »
Djamchid ne le dit pas mais il devient lui-même un virtuose immédiat. Son maître le présente au ministère de la culture pour qu’il rejoigne un orchestre d’État. Il joue une ou deux fois par semaine à la télévision, il a tout juste 15 ans : « Les premières fois, c’était horrible. J’étais intimidé par les autres musiciens, je ne me sentais pas à la hauteur. Et ces grosses caméras braquées sur moi m’enlevait tous mes moyens ! » Il persévère, pourtant. Par esprit de sérieux. Autant que par inclination. Bientôt ses parents - son père fonctionnaire surtout - décident qu’il doit poursuivre ses études en France. Djamchid aimerait rester en Iran : « Ils ne m’ont pas laissé le choix. J’ai alors essayé d’étudier les mathématiques. Mais je ne maîtrisais pas suffisamment la langue ni le système moderne. J’ai traîné un an ou deux et puis on m’a conseillé de tenter la musicologie. »
Il faut imaginer cela. Djamchid a 19 ans, il n’a en France que son frère, qui poursuit une formation de géologue. Il n’a pour lui que le souvenir de Hossein Tehrani, dix ans de classe, une enfance studieuse, dans un pays qu’il ne va jamais totalement quitter mais qu’il vivra à distance, à travers une musique qui prend souvent la couleur mordorée de l’imaginaire. Dans les mille et une nuits qui suivront, Djamchid revivra la terre de sa naissance comme un royaume de chants muets et de danses statiques. A la façon d’un mystique. Lui qui n’aime rien tant que Rumi : « Laissez-vous silencieusement attirer par la force étrange de ce que vous aimez vraiment », a écrit le poète soufi, « elle ne pourra vous égarer. »
Djamchid fonde ses réseaux, il rencontre un virtuose du santour et du setar, Dariush Safvat, qui l’introduit au centre de musique orientale de la Sorbonne. Il y donne cours, notamment à Jean-Pierre Drouet qui diffuse le zarb en France. Djamchid étend son petit empire tapageur, il rencontre Maurice Béjart auquel une commande de la cour iranienne pour un ballet est faite (« il était très bien, plein de sérieux dans le travail, j’ai beaucoup appris de son comportement »), mais aussi Peter Brook pour lequel il rejoint le Mahabharata. Son disque de 1976, « Improvisations au Zarb », est à la fois une leçon d’instrument et la démonstration d’une véritable personnalité. Les solos de Djamchid ont la clarté expressive des philosophes qui marchent. L’esprit porté par le geste.
On appelle un jour de déconfinement ses deux fils. L’un est au Sud, l’autre au Nord. Quand on entend Keyvan, en marcel dans le Zoom, on songe à ce que son père nous en disait : « Un petit garçon du village venait chez moi apprendre le zarb et Keyvan a lui-même essayé. Mais l’autre comprenait si vite que Keyvan s’est découragé, il se mettait à pleurer pendant les cours. Je ne voulais pas le faire souffrir. Alors on a arrêté. Il a voulu essayer la batterie et pendant cinq ans, il a traîné avec sa batterie. Franchement, cela ne m’a pas attristé, je n’ai jamais particulièrement voulu que mes enfants prennent ma succession ou fassent même de la musique. C’est plutôt ma femme, française, qui insistait pour que je leur transmette le zarb. »
Keyvan : C’est vrai ce qu’il dit. J’avais tellement insisté pour obtenir une batterie, mon père avait un élève qui était batteur et qui a accepté de nous céder un instrument. Et puis un jour, je me suis remis au zarb, presque secrètement.
Bijan : Il faut quand même savoir que tu pouvais te réveiller à 3h du matin pour jouer du zarb pendant 2 heures et ensuite prendre ton train et jouer encore entre les wagons. Quand tu t’y es mis, tu es devenu psychorigide.
Keyvan : J’ai commencé si tard. Mais quand je m’y suis mis, je n’ai pas arrêté. Adolescent, je quittais les fêtes à minuit quand mes copains commençaient à s’amuser. Ils me regardaient avec des yeux écarquillés. J’allais bosser mon instrument. C’est que j’ai vite compris qu’il me faudrait beaucoup travailler. Je suis dix fois moins doué que Bijan.
Bijan : Et moi, je suis dix fois plus flemmard que Keyvan.
Bijan c’est le petit, né en 1978, dix ans après son aîné. Il y a entre ces deux frangins, une gémellité teintée de filiation. Bijan apprend presque par osmose, comme un enfant de la balle qui ne se rend compte ni du danger ni des exploits mais de la nature même des vocations. Djamchid leur enseigne avec générosité, sans insistance, il prend souvent un bidon de plastique pour leur donner la réplique. Il ne joue jamais au maître : « Je ne suis pas un maître », explique-t-il d’ailleurs. « J’ai seulement pris un enseignement. » Aujourd’hui que les deux fils enseignent à leur tour, ils refusent la théâtralité de l’enseignement oriental, ils n’apprécient que l’horizontalité. Keyvan : « Moi j’ai des élèves qui viennent et repartent fâchés parce que je ne corresponds par à l’imagerie qu’ils se font d’un maître. » Ils en ont tous soupé, dans cette famille, des orientalismes, des identités assignées, qu’on leur dise à quoi leur musique devrait ressembler puisque leur origine est persane.
La musique des Chemirani est un refus déterminé des carcans. Elle est un choix savant de liberté. Souvent elle questionne les limites, les doubles appartenances, les diasporas, les langues, pour tout dire : la nature même de Babel. Dans son disque de 2004, « Le rythme de la parole », Keyvan convie des déplacés, des mouvants de partout, d’Inde, d’Afrique mandingue, du Moyen-Orient, et dans cette quête de traditions, il y a aussi un désir éperdu de rencontres. « Je n’avais jamais songé à quel point j’ai souvent collaboré avec des déracinés. Mais il est certains qu’on ne peut fonctionner que si on accepte de renoncer à sa couronne d’ambassadeur. On ne représente jamais une culture. On ne représente que nous-mêmes. »
Et cette idée de la tradition comme une chose mouvante dont on ne détient jamais la clé, un Anglais aux cheveux frisés, depuis son ermitage crétois, la porte presque mieux que quiconque. On appelle Ross Daly un matin tardif alors qu’il a déjà accordé une bonne dizaine de luths et traversé quinze mélodies de sa composition. Cela devait être en 1989, au Théâtre Lycabettus d’Athènes, Ross avait invité Djamchid Chemirani pour un concert. Leur première rencontre. L’Anglais est alors installé depuis plusieurs années en Grèce où il développe une sorte de philosophie de la pensée modale, un carrefour vivant pour des musiciens d’Asie, du Moyen-Orient, du Maghreb et du bassin méditerranéen. Tout ce qui unit les instrumentistes de Calcutta à Séville, Ross Daly l’explore.
« J’ai immédiatement aimé Djamchid. Il m’impressionne beaucoup, il est une des personnes les plus extraordinaires que j’ai rencontrées, par sa gentillesse, sa volonté de collaborer à tout prix, il aime passionnément travailler. Il m’a très rapidement présenté ses fils et nous avons joué tous ensemble. » On peut trouver sur Youtube une vidéo tirée de la première tournée, en 1994 à la Passionskirche de Berlin. On y aperçoit un très jeune Keyvan qui jette des syncopes sur le rubâb afghan de Ross Daly. Ce sont des mondes qui se frottent sans que les points de colle n’apparaissent. Il y a plusieurs traditions qui se joignent mais c’est le contraire de la world music. La simple reprise d’une conversation interrompue par l’idée même de tradition isolée.
« Ce que j’aime beaucoup avec les Chemirani, c’est évidemment leur formation traditionnelle, leur savoir, mais aussi cette façon qu’ils ont de sortir du rang, d’essayer de nouvelles choses. La musique n’est jamais circonscrite à sa tradition. » Dans les années qui suivent, les Chemirani se retrouvent régulièrement sur scène ou en disque avec Ross Daly, ils enregistrent sous sa direction le disque « Synavgia » en 1999, puis « White Dragon » en 2008 ; Ross participe aussi au disque « Le Rythme de la Parole » de Keyvan. Il est pour les frères une sorte de référent constant, quasiment une autre figure paternelle. Les rencontres autour de Ross Daly ont d’ailleurs joué un rôle crucial pour que les frères renouent avec les mesures complexes que la musique iranienne avait depuis longtemps occultées. Ce que Djamchid appelle avec affection : « les rythmes boiteux ».
Pour Ross, ce triangle du père et des deux enfants est un modèle de ce que la transmission des traditions peut conserver de plus stimulant : « Je ne cherche pas particulièrement à entendre des virtuoses. Je cherche des gens dont la musique traduit directement leur être profond. C’est ce que font les trois Chemirani et c’est la raison pour laquelle ils figurent parmi mes musiciens favoris depuis des décennies. »
Il faudrait des jours pour décrire avec précision l’amplitude de l’œuvre des Chemirani, elle passe par la musique baroque, le lien entre le médiéval occidental et les musiques modales d’orient, le jazz dans sa vision la plus inclusive, elle question les mythes universels (« Sheherazade » d’Alireza Mashayekhi), l’improvisation cosmique (Trio Chemirani Invite, 2012), elle est une quête de poétique (« Delâshena » de Bijan avec Shadi Fathi), de modernité et d’audace (« The Rhythm Alchemy », de Keyvan). Cette discographie en cours, dont on attend avec impatience les prochaines invitations de la petite sœur chanteuse Mariam Chemirani, est un concentré d’universalité riante.
Keyvan et Bijan, ces deux Provençaux de Téhéran, ne retournent plus là-bas parce que l’armée iranienne menace de les enrôler et ils continuent d’appeler le zarb comme le maître Tehrani l’appelait (alors que chacun en Iran l’a rebaptisé « tombak » pour en désarabiser l’origine). Les Chemirani vivent dans cet espace utopique qui est celui du passage. En redécouvrant la diversité de leurs aventures, la profusion de leurs périples communs, on se prend à penser encore à une phrase de Rumi : « Vous n’êtes pas une goutte dans l’océan. Vous êtes l’océan tout entier dans une goutte d’eau. »
De cet État qui n’aime plus la musique, dans lequel les musiciens doivent trouver des boulots alternatifs pour survivre, les Chemirani chantent le nom. Récemment encore, des musicologues iraniens sont venus chez Djamchid pour récolter le fruit de son enseignement afin de publier une méthode. Dans les années à venir, des petits Iraniens apprendront le tombak en pensant à ce Provençal moustachu aux grosses lunettes myopes. « J’aime cette idée. Aujourd’hui je suis très vieux. Je ne joue plus que si mes fils me le demandent. C’est Keyvan et Bijan qui portent le drapeau. Et je les écoute avec plaisir. »
Keyvan, pour finir : Écoutez, il y a un truc que je trouve vraiment chouette dans cette relation familiale, c’est qu’on ne s’est jamais foutu sur la gueule. Quand même, c’est incroyable ! Et on continue d’avoir envie de jouer ensemble. ¶