Texte Arnaud Robert
Photos © Christopher Smolkovic
Dans le photomaton de nos rencontres virtuelles, Kamilya Jubran surgit soudain sur l’écran. On dirait qu’elle a composé son plan. Elle est assise face à un ordinateur ; derrière elle, sur un lit, repose un oud qui semble si âgé qu’on le laisse s’assoupir entre deux sessions. « C’est mon père qui l’a fabriqué pour moi. Je possède deux luths de sa facture et c’est tout. Pas d’autres. » On songe soudain - tandis que la lumière parisienne descend sur une musicienne confinée - aux héritages transformés, aux identités choisies, à la façon que Kamilya perpétue et rompt dans le même geste gracieux.
Il y a quelques mois, bien avant la catastrophe, bien avant que le monde ne se goûte essentiellement via des connections numériques, Kamilya Jubran avait publié un disque intitulé « Wa ». C’est une longue pièce qui dérive, de 46 minutes, prières en ostinato, électronique spectrale qu’elle ajuste avec son compère, le Bernois Werner Hasler, des cris et des ondulations, on dirait que la voix et l’oud de Kamilya Jubran voltigent et chutent sans jamais sombrer.
Cette musique ne provient ni des expériences limites du soufisme, ni de l’avant-garde bruitiste, mais de tous ces univers entrechoqués : « Wa » se vit comme une immersion à paliers. L’oratorio d’une terre sans cadastre. « On a travaillé quatre ans sur le disque », explique Hasler, trompettiste et explorateur en électronique qui cosigne cette musique. « Ce sont des couches qui se superposent. Avec Kamilya on peut explorer pendant deux ans une piste pour un morceau, l’abandonner, puis qu’elle ressurgisse sous une autre forme, ailleurs. Nous nous sommes rencontrés dans cette quête expérimentale. Il n’existe pas des foules de musiciens avec lesquels on peut aller si loin. Nous sommes perfectionnistes ; pas au sens que nous nous focalisons sur les détails, mais que nous sommes endurants. »
C’est aussi une fidélité. Jubran et Hasler collaborent depuis près de 20 ans, depuis cette première création bernoise (« Mahattaat ») qui racontait une itinérance de station en station, avec de l’électronique et les images de Michael Spahr. La contrebassiste française Sarah Murcia est l’autre exploratrice qui l’accompagne depuis cette époque. En arrivant en Europe, Jubran s’est très vite doté d’une petite troupe d’éclaireurs qui l’accompagnent depuis lors sur le chemin de sa nouvelle vie.
Kamilya Jubran se souvient parfaitement de ce tournant : « J’avais 39 ans quand j’ai décidé de quitter Jérusalem. C’était un peu tard – mais pas si tard que ça – pour tourner la page. La fondation culturelle suisse Pro Helvetia m’avait invitée pour une résidence de trois mois. Je ne savais pas à l’époque que je ne reviendrais plus. Sur la terre de mon enfance, je me sentais bloquée, vidée. Je voulais aller plus loin, plus profondément, dans la recherche. Je voulais m’enrichir, apprendre, fréquenter d’autres milieux culturels, voir des spectacles. Et effectivement : rencontrer des êtres, comme Werner, comme Sarah, qui aient la même envie. »
La terre de son enfance. Il faut y revenir, pour reprendre le fil de cette histoire. Difficile d’imaginer à quoi ressemblait la petite ville de Rameh quand Kamilya y faisait ses premiers pas. Aujourd’hui, ce sont des collines cerclées de sécheresse, des bâtisses qui semblent encastrées dans d’autres bâtisses, des escaliers et des antennes paraboliques, une terre tellurique, sismique, en Galilée ; le Liban, la Syrie et la Jordanie sont à un jet de pierre. Rameh a des chrétiens orthodoxes, des druzes, des musulmans, un havre des minorités, très proche du lac Tibériade et de la ville de Capharnaüm.
Ce sont des mémoires déplacées, des souvenirs tus. Quand Jubran parle de son enfance, elle évoque des murmures, le chuchotement du secret et de la peur, mais aussi le bruissement des cordes sèches. Elias, son père, est un facteur d’instruments. Il conçoit des ouds, ces luths qui semblent procéder à la fois du silence et du vent, mais aussi des bouzouks et des qanuns. « Il était autodidacte à 100%, mais c’était son métier. Il était un amoureux fou de la musique et, comme il ne trouvait pas d’instruments, il a décidé de les fabriquer lui-même. » Avec la fondation d’Israël et la fermeture des frontières aux pays arabes, les Arabes d’Israël n’ont plus accès à la culture des voisins, ni à leurs boutiques, ni à leurs luthiers. Elias à 26 ans quand, en 1959, il produit son premier oud.
Il commence par copier des instruments qu’il a dégottés. C’est alors un pays morcelé, soumis aux couvre-feux, la technologie n’a pas encore rendu poreuses les frontières politiques ; les Palestiniens ont besoin d’un laisser-passer pour se déplacer sur le territoire israélien, donc on apprend comme on peut, on reconstitue une tradition et on se sert de la radio. L’enfance de Kamilya Jubran est une onde qui se propage, pleine de crépitements et d’interférences : « On écoutait les stations en ondes moyennes, les chaînes syriennes, jordaniennes, selon qu’on arrivait à les capter ou non. Mais surtout la fameuse Voix des Arabes du Caire. Il y avait dans la famille une espèce de rituel à s’asseoir devant le gros poste, entendre Mohammed Abdel Wahab ou Oum Kalthoum. Les chansons passaient si vite et on attendait en frétillant que repassent celles que l’on aimait. »
Le monde arabe se reconstitue dans les antennes dressées et les fréquences nomades. Quand la télévision arrive enfin, Kamilya découvre le visage d’Oum Kalthoum, ce chignon et ces lunettes si noires qu’elles assombrissent l’écran. La télévision israélienne diffuse deux heures chaque soir une programmation à destination des populations arabes : « Il y avait une grande part de propagande, il s’agissait de domestiquer les Arabes d’Israël, mais je me souviens très bien qu’ils diffusaient aussi un film égyptien chaque vendredi soir. Tout le monde le regardait. C’était plus fort que les matchs de foot. »
En 1967, Kamily Jubran a 4 ans lorsque la guerre éclate. Elle a encore le souvenir précis du tremblement des avions qui surgissaient dans les cieux opaques. « Je hurlais quand j’entendais ce bruit ». A la maison, à l’école, on ne parle pas politique. « C’était un silence mystérieux. La génération de mes parents était tellement traumatisée. Ils étaient dans une logique de survie, il s’agissait de ne pas se faire remarquer. On entendait parfois le mot « fedayin », qui désignait les combattants palestiniens, prononcé comme un gros mot, dans un souffle. »
Kamilya Jubran est l’enfant d’un État qui, à travers l’école, transmet sa version du roman national ; elle ne corrobore pas celle qu’elle peut récolter par bribes à domicile. Dans cet écartèlement, dans ce va-et-vient permanent entre les discours imposés et ceux qu’on reconstruit, la musique est un recours, un refuge. La famille est très pauvre ; après de longues périodes de chômage, Elias enseigne le solfège dans les écoles élémentaires. Il préfère les cours à domicile qui se transforment en joutes épiques. Kamilya apprend par osmose. Dans les mariages, dans les fêtes familiales, elle fait sensation en chantant un passage d’Oum Kalthoum. Elle a 3 ans.
Sa mère aime la musique, elle a une mentalité d’artiste. Personne ne songe à détourner Kamilya de son appel, ou du oud qu’elle adopte, un instrument très majoritairement joué par des hommes. Kamilya possède aussi un frère aîné, toujours dans les parages, qui dévore les magazines de rock - il y a des images de Deep Purple et des Rolling Stones affichées sur les murs. Il n’a pas les moyens d’acquérir un radio cassette alors cette passion intrigue encore davantage parce qu’elle est une échappatoire muette. Tout nourrit dans cet espace complexe d’une enfance au Nord d’Israël mais Kamilya a besoin d’autre chose qu’un outre-monde. Alors, elle prend la route de Jérusalem.
« J’avais 18 ans. Je suis allée étudier les sciences sociales à l’université hébraïque de Jérusalem. C’était un choc culturel. Je débarquais dans une ville passionnante et divisée, sur un campus qui était le symbole même du sionisme. Les Palestiniens, nous étions une minorité parmi les étudiants. Nous étions suspects, ségrégés. Nous devions tous revendiquer une identité politique, appartenir à tel ou tel parti qui luttait pour la libération de la Palestine. A Jérusalem, pour la première fois, j’ai découvert surtout un espace où je pouvais pratiquer la langue arabe et vivre ma culture librement. Jérusalem-Est était la première ville arabe que j’ai connue. Elle a été pour moi une incroyable ouverture vers moi-même. »
Le frère de Kamiliya l’a précédé dans cet exil intérieur, il étudie la médecine à Jérusalem. Il lui parle d’un type bizarre qui gère un petit magasin de cassettes dans la vieille ville. Il a une tête noire, maigre comme un bâton, vêtu de jeans à la hippie. Il vend aussi du Beethoven et du Bach. « J’ai fait : Ouah ! Quand je suis allé rencontrer Saïd, j’ai eu l’impression d’être tombée dans la caverne d’Ali Baba. » Saïd Mourad a créé un groupe qui commence à faire parler de lui, chez les jeunes Palestiniens. Il propose à Kamilya de venir les voir en répétition.
On est en 1982. Kamilya a déménagé ses instruments à Jérusalem, elle possède une culture assez vaste de la musique classique et populaire arabe mais elle n’a pas encore trouvé de musiciens pour la partager. Elle se retrouve un soir au YMCA de Jérusalem-Est, face au groupe Sabreen. C’est une bande dégingandée, de rock et de pop, des claviers, batterie, clarinette, saxophone, guitare électrique. Ils chantent en arabe cette nouvelle identité palestinienne qui commence à émerger en dépit de tout.
Immédiatement, Kamilya rejoint le groupe, d’abord dans les chœurs puis très vite à l’avant-scène. Elle permet à la musique de Sabreen de s’arabiser, d’intégrer des éléments de musique traditionnelle, il s’agit d’offrir une réponse contemporaine à la grande musique arabe. Ils se servent allègrement dans les poèmes de Mahmoud Darwich, Samih Al-Qasim, puis ensuite dans les textes d’un professeur de littérature de Ramallah, Hussein Bharghouthi, qui écrit pour eux en dialecte palestinien, et de Subhi Zubeidi.
Il faut imaginer ce qui se trame : Sabreen devient une manière de carrefour expressif et libératoire, où de jeunes plumes et de jeunes compositeurs s’adresse à une jeunesse palestinienne qui, jusqu’ici, manquait profondément de référent culturel et même de porte-drapeau générationnel. Leurs premiers concerts au Théâtre El-Hakawati de Jérusalem, tenu par le Franco-Palestinien François Abou Salem, font sensation. Plus que cela, Sabreen incarne pour les diasporas du monde entier (ils jouent en Europe, aux États-Unis, au Japon, dans le peu du monde arabe accessible) une forme d’insoumission par le chant.
« Ce sont des étudiants qui nous invitaient la plupart du temps. Ils voulaient d’un groupe palestinien sur leur campus, ils voyaient cela comme un acte de résistance. On avait parfois le sentiment d’être pris entre deux feux. A l’étranger on nous demandait de jouer le folklore palestinien, ils voulaient qu’on incarne la Palestine d’antan. Et en Palestine, nos deux premières cassettes ont été assez choquantes parce qu’elles rompaient avec l’esthétique classique à laquelle les gens étaient habitués. On a dû faire beaucoup de pédagogie pour convaincre. »
Kamilya Jubran, jusqu’en 2002, grandit dans cette commune gourmande qui offre une sorte de prolongement aux musiques engagées des années 1960 et 1970, aux Marcel Khalifé, aux Sheikh Imam. Elle accepte comme elle peut les stéréotypes, les boîtes où l’on veut ranger un artiste palestinien : « Combien de fois je me suis retrouvée face à des journalistes qui avaient une idée absolument claire de la forme que devait prendre notre engagement, notre politisation, notre résistance. Pour moi, les enjeux étaient d’abord esthétiques. On demande toujours aux peintres palestiniens de peindre des hommes au poing dressé. Cela ne me convenait pas. »
Il y a cela et il y a la violence ordinaire d’une société confinée. Elle est la seule dans le groupe à posséder un passeport israélien, les autres doivent sans cesse renouveler des laisser-passer. C’est un besoin viscéral d’air qui prend soudain Kamilya Jubran. Le groupe dans lequel elle a habité pendant 20 ans s’appelle Sabreen – ce qui signifie la patience, la longue haleine, l’endurance. Elle en arrive à bout.
Elle décrit Berne comme « une très belle proposition ». Une petite ville à étages, capitale fédérale sans grandeur, dans un pays plein de frontières intérieures que l’on passe sans visa. Elle aime cette paix. Elle a rencontré quelques temps plus tôt une prodigieuse musicienne française qui a collaboré au dernier album de Sabreen. Sarah Murcia a joué et enregistré avec l’essentiel des mondes possibles : Jacques Higelin, Magic Malik, Steve Coleman, Rodolphe Burger, Louis Sclavis. On voit apparaître sa contrebasse, parfois ses claviers et sa voix, dans les zones les moins attendues en donnant chaque fois le sentiment qu’elle est chez elle.
Entre Sarah et Kamilya, c’est quelque chose. Sarah : « Cela n’a pas fait un pli. Même si nous sommes deux timides. J’ai eu l’intuition qu’il allait se passer quelque chose entre nous. Quand elle est arrivée en Suisse, on a immédiatement commencé à travailler sur ses premières chansons. C’était une sorte de jeu. Puis on s’est mis à échanger, à travailler de plus en plus, en prenant conscience que nous n’irions ni tout à fait chez elle ni tout à fait chez moi, ni en jazz ni en musique arabe, mais dans une sorte de territoire tiers. »
Kamilya : « Je ne voulais pas rester trop longtemps en Suisse même si j’y ai gardé de profondes attaches: Werner Hasler et aussi Anne-Marie Haller avec qui j’ai réalisé le documentaire « Telling Strings ». Sarah m’a donc invitée à Paris. J’ai habité chez elle pendant deux mois et on a eu le temps de nous demander à nouveau quelle musique on pourrait jouer ensemble. On ne voulait céder ni face à nos limites, ni face à nos lois. »
Sarah : « Kamilya a un rapport au danger, à l’avant-garde qui continue de m’épater. Quand elle est venue chez moi, outre le fait que je n’ai jamais aussi bien mangé et que l’appartement n’avait jamais été aussi propre, j’ai perçu à quel point cette musicienne était incorruptible, sans compromis possible. Il faut voir l’impact qu’elle a dans le monde arabe, elle est en train de créer une école de pensée. Ici, on ne s’en rend pas forcément compte parce qu’on entend des modes arabisants et on se dit qu’elle joue dans la tradition. Mais elle invente ! Elle dérange ! Je la considère véritablement comme la compagne musicale de ma vie. »
Le disque « Wa » n’est que la dernière pierre d’une architecture en cours. L’œuvre de Kamilya Jubran, depuis « Wameedd » en 2004 avec Werner Hasler, en passant par « Wanabni », « Makan », « Nhaoul’ », ces projets qui sont à chaque fois d’étonnantes acrobaties sensorielles, constituent autant de tentatives utopiques pour des poésies mouvantes. Quand elle chante, quand elle joue du oud, sur des tapis d’insectes numériques, des forêts de rythmes codés, Kamilya répond à l’insécurité territoriale par une musique qui semble toujours en déplacement, en dynamique avec le réel. Une réflexion sur le temps, plutôt que sur l’espace.
Elle est Française depuis 2011. « C’est la première fois dans ma vie que je ne ressens pas de relation d’animosité vis-à-vis de mes papiers d’identité. Quand j’étais petite, je voulais déjà parler français. Je regardais à la télévision le dessin animé « Bonne nuit les petits ». C’était un fantasme que de comprendre ce qui était dit. » En ce moment, son jeune frère Rabea, un ingénieur de la high-tech d’Haïfa, est en train de lui fabriquer un oud. Il a repris le métier du père, presque comme un hobby, mais en essayant d’appliquer les méthodes scientifiques à l’organologie.
« La tradition se perpétue dans ma famille. Mais sans le sentiment de la simple reproduction. Je me demande comment ce oud sonnera. Ce sera le premier que je joue que mon père n’aura pas façonné. »
Texte Arnaud Robert
Photos © Christopher Smolkovic
Dans le photomaton de nos rencontres virtuelles, Kamilya Jubran surgit soudain sur l’écran. On dirait qu’elle a composé son plan. Elle est assise face à un ordinateur ; derrière elle, sur un lit, repose un oud qui semble si âgé qu’on le laisse s’assoupir entre deux sessions. « C’est mon père qui l’a fabriqué pour moi. Je possède deux luths de sa facture et c’est tout. Pas d’autres. » On songe soudain - tandis que la lumière parisienne descend sur une musicienne confinée - aux héritages transformés, aux identités choisies, à la façon que Kamilya perpétue et rompt dans le même geste gracieux.
Il y a quelques mois, bien avant la catastrophe, bien avant que le monde ne se goûte essentiellement via des connections numériques, Kamilya Jubran avait publié un disque intitulé « Wa ». C’est une longue pièce qui dérive, de 46 minutes, prières en ostinato, électronique spectrale qu’elle ajuste avec son compère, le Bernois Werner Hasler, des cris et des ondulations, on dirait que la voix et l’oud de Kamilya Jubran voltigent et chutent sans jamais sombrer.
Cette musique ne provient ni des expériences limites du soufisme, ni de l’avant-garde bruitiste, mais de tous ces univers entrechoqués : « Wa » se vit comme une immersion à paliers. L’oratorio d’une terre sans cadastre. « On a travaillé quatre ans sur le disque », explique Hasler, trompettiste et explorateur en électronique qui cosigne cette musique. « Ce sont des couches qui se superposent. Avec Kamilya on peut explorer pendant deux ans une piste pour un morceau, l’abandonner, puis qu’elle ressurgisse sous une autre forme, ailleurs. Nous nous sommes rencontrés dans cette quête expérimentale. Il n’existe pas des foules de musiciens avec lesquels on peut aller si loin. Nous sommes perfectionnistes ; pas au sens que nous nous focalisons sur les détails, mais que nous sommes endurants. »
C’est aussi une fidélité. Jubran et Hasler collaborent depuis près de 20 ans, depuis cette première création bernoise (« Mahattaat ») qui racontait une itinérance de station en station, avec de l’électronique et les images de Michael Spahr. La contrebassiste française Sarah Murcia est l’autre exploratrice qui l’accompagne depuis cette époque. En arrivant en Europe, Jubran s’est très vite doté d’une petite troupe d’éclaireurs qui l’accompagnent depuis lors sur le chemin de sa nouvelle vie.
Kamilya Jubran se souvient parfaitement de ce tournant : « J’avais 39 ans quand j’ai décidé de quitter Jérusalem. C’était un peu tard – mais pas si tard que ça – pour tourner la page. La fondation culturelle suisse Pro Helvetia m’avait invitée pour une résidence de trois mois. Je ne savais pas à l’époque que je ne reviendrais plus. Sur la terre de mon enfance, je me sentais bloquée, vidée. Je voulais aller plus loin, plus profondément, dans la recherche. Je voulais m’enrichir, apprendre, fréquenter d’autres milieux culturels, voir des spectacles. Et effectivement : rencontrer des êtres, comme Werner, comme Sarah, qui aient la même envie. »
La terre de son enfance. Il faut y revenir, pour reprendre le fil de cette histoire. Difficile d’imaginer à quoi ressemblait la petite ville de Rameh quand Kamilya y faisait ses premiers pas. Aujourd’hui, ce sont des collines cerclées de sécheresse, des bâtisses qui semblent encastrées dans d’autres bâtisses, des escaliers et des antennes paraboliques, une terre tellurique, sismique, en Galilée ; le Liban, la Syrie et la Jordanie sont à un jet de pierre. Rameh a des chrétiens orthodoxes, des druzes, des musulmans, un havre des minorités, très proche du lac Tibériade et de la ville de Capharnaüm.
Ce sont des mémoires déplacées, des souvenirs tus. Quand Jubran parle de son enfance, elle évoque des murmures, le chuchotement du secret et de la peur, mais aussi le bruissement des cordes sèches. Elias, son père, est un facteur d’instruments. Il conçoit des ouds, ces luths qui semblent procéder à la fois du silence et du vent, mais aussi des bouzouks et des qanuns. « Il était autodidacte à 100%, mais c’était son métier. Il était un amoureux fou de la musique et, comme il ne trouvait pas d’instruments, il a décidé de les fabriquer lui-même. » Avec la fondation d’Israël et la fermeture des frontières aux pays arabes, les Arabes d’Israël n’ont plus accès à la culture des voisins, ni à leurs boutiques, ni à leurs luthiers. Elias à 26 ans quand, en 1959, il produit son premier oud.
Il commence par copier des instruments qu’il a dégottés. C’est alors un pays morcelé, soumis aux couvre-feux, la technologie n’a pas encore rendu poreuses les frontières politiques ; les Palestiniens ont besoin d’un laisser-passer pour se déplacer sur le territoire israélien, donc on apprend comme on peut, on reconstitue une tradition et on se sert de la radio. L’enfance de Kamilya Jubran est une onde qui se propage, pleine de crépitements et d’interférences : « On écoutait les stations en ondes moyennes, les chaînes syriennes, jordaniennes, selon qu’on arrivait à les capter ou non. Mais surtout la fameuse Voix des Arabes du Caire. Il y avait dans la famille une espèce de rituel à s’asseoir devant le gros poste, entendre Mohammed Abdel Wahab ou Oum Kalthoum. Les chansons passaient si vite et on attendait en frétillant que repassent celles que l’on aimait. »
Le monde arabe se reconstitue dans les antennes dressées et les fréquences nomades. Quand la télévision arrive enfin, Kamilya découvre le visage d’Oum Kalthoum, ce chignon et ces lunettes si noires qu’elles assombrissent l’écran. La télévision israélienne diffuse deux heures chaque soir une programmation à destination des populations arabes : « Il y avait une grande part de propagande, il s’agissait de domestiquer les Arabes d’Israël, mais je me souviens très bien qu’ils diffusaient aussi un film égyptien chaque vendredi soir. Tout le monde le regardait. C’était plus fort que les matchs de foot. »
En 1967, Kamily Jubran a 4 ans lorsque la guerre éclate. Elle a encore le souvenir précis du tremblement des avions qui surgissaient dans les cieux opaques. « Je hurlais quand j’entendais ce bruit ». A la maison, à l’école, on ne parle pas politique. « C’était un silence mystérieux. La génération de mes parents était tellement traumatisée. Ils étaient dans une logique de survie, il s’agissait de ne pas se faire remarquer. On entendait parfois le mot « fedayin », qui désignait les combattants palestiniens, prononcé comme un gros mot, dans un souffle. »
Kamilya Jubran est l’enfant d’un État qui, à travers l’école, transmet sa version du roman national ; elle ne corrobore pas celle qu’elle peut récolter par bribes à domicile. Dans cet écartèlement, dans ce va-et-vient permanent entre les discours imposés et ceux qu’on reconstruit, la musique est un recours, un refuge. La famille est très pauvre ; après de longues périodes de chômage, Elias enseigne le solfège dans les écoles élémentaires. Il préfère les cours à domicile qui se transforment en joutes épiques. Kamilya apprend par osmose. Dans les mariages, dans les fêtes familiales, elle fait sensation en chantant un passage d’Oum Kalthoum. Elle a 3 ans.
Sa mère aime la musique, elle a une mentalité d’artiste. Personne ne songe à détourner Kamilya de son appel, ou du oud qu’elle adopte, un instrument très majoritairement joué par des hommes. Kamilya possède aussi un frère aîné, toujours dans les parages, qui dévore les magazines de rock - il y a des images de Deep Purple et des Rolling Stones affichées sur les murs. Il n’a pas les moyens d’acquérir un radio cassette alors cette passion intrigue encore davantage parce qu’elle est une échappatoire muette. Tout nourrit dans cet espace complexe d’une enfance au Nord d’Israël mais Kamilya a besoin d’autre chose qu’un outre-monde. Alors, elle prend la route de Jérusalem.
« J’avais 18 ans. Je suis allée étudier les sciences sociales à l’université hébraïque de Jérusalem. C’était un choc culturel. Je débarquais dans une ville passionnante et divisée, sur un campus qui était le symbole même du sionisme. Les Palestiniens, nous étions une minorité parmi les étudiants. Nous étions suspects, ségrégés. Nous devions tous revendiquer une identité politique, appartenir à tel ou tel parti qui luttait pour la libération de la Palestine. A Jérusalem, pour la première fois, j’ai découvert surtout un espace où je pouvais pratiquer la langue arabe et vivre ma culture librement. Jérusalem-Est était la première ville arabe que j’ai connue. Elle a été pour moi une incroyable ouverture vers moi-même. »
Le frère de Kamiliya l’a précédé dans cet exil intérieur, il étudie la médecine à Jérusalem. Il lui parle d’un type bizarre qui gère un petit magasin de cassettes dans la vieille ville. Il a une tête noire, maigre comme un bâton, vêtu de jeans à la hippie. Il vend aussi du Beethoven et du Bach. « J’ai fait : Ouah ! Quand je suis allé rencontrer Saïd, j’ai eu l’impression d’être tombée dans la caverne d’Ali Baba. » Saïd Mourad a créé un groupe qui commence à faire parler de lui, chez les jeunes Palestiniens. Il propose à Kamilya de venir les voir en répétition.
On est en 1982. Kamilya a déménagé ses instruments à Jérusalem, elle possède une culture assez vaste de la musique classique et populaire arabe mais elle n’a pas encore trouvé de musiciens pour la partager. Elle se retrouve un soir au YMCA de Jérusalem-Est, face au groupe Sabreen. C’est une bande dégingandée, de rock et de pop, des claviers, batterie, clarinette, saxophone, guitare électrique. Ils chantent en arabe cette nouvelle identité palestinienne qui commence à émerger en dépit de tout.
Immédiatement, Kamilya rejoint le groupe, d’abord dans les chœurs puis très vite à l’avant-scène. Elle permet à la musique de Sabreen de s’arabiser, d’intégrer des éléments de musique traditionnelle, il s’agit d’offrir une réponse contemporaine à la grande musique arabe. Ils se servent allègrement dans les poèmes de Mahmoud Darwich, Samih Al-Qasim, puis ensuite dans les textes d’un professeur de littérature de Ramallah, Hussein Bharghouthi, qui écrit pour eux en dialecte palestinien, et de Subhi Zubeidi.
Il faut imaginer ce qui se trame : Sabreen devient une manière de carrefour expressif et libératoire, où de jeunes plumes et de jeunes compositeurs s’adresse à une jeunesse palestinienne qui, jusqu’ici, manquait profondément de référent culturel et même de porte-drapeau générationnel. Leurs premiers concerts au Théâtre El-Hakawati de Jérusalem, tenu par le Franco-Palestinien François Abou Salem, font sensation. Plus que cela, Sabreen incarne pour les diasporas du monde entier (ils jouent en Europe, aux États-Unis, au Japon, dans le peu du monde arabe accessible) une forme d’insoumission par le chant.
« Ce sont des étudiants qui nous invitaient la plupart du temps. Ils voulaient d’un groupe palestinien sur leur campus, ils voyaient cela comme un acte de résistance. On avait parfois le sentiment d’être pris entre deux feux. A l’étranger on nous demandait de jouer le folklore palestinien, ils voulaient qu’on incarne la Palestine d’antan. Et en Palestine, nos deux premières cassettes ont été assez choquantes parce qu’elles rompaient avec l’esthétique classique à laquelle les gens étaient habitués. On a dû faire beaucoup de pédagogie pour convaincre. »
Kamilya Jubran, jusqu’en 2002, grandit dans cette commune gourmande qui offre une sorte de prolongement aux musiques engagées des années 1960 et 1970, aux Marcel Khalifé, aux Sheikh Imam. Elle accepte comme elle peut les stéréotypes, les boîtes où l’on veut ranger un artiste palestinien : « Combien de fois je me suis retrouvée face à des journalistes qui avaient une idée absolument claire de la forme que devait prendre notre engagement, notre politisation, notre résistance. Pour moi, les enjeux étaient d’abord esthétiques. On demande toujours aux peintres palestiniens de peindre des hommes au poing dressé. Cela ne me convenait pas. »
Il y a cela et il y a la violence ordinaire d’une société confinée. Elle est la seule dans le groupe à posséder un passeport israélien, les autres doivent sans cesse renouveler des laisser-passer. C’est un besoin viscéral d’air qui prend soudain Kamilya Jubran. Le groupe dans lequel elle a habité pendant 20 ans s’appelle Sabreen – ce qui signifie la patience, la longue haleine, l’endurance. Elle en arrive à bout.
Elle décrit Berne comme « une très belle proposition ». Une petite ville à étages, capitale fédérale sans grandeur, dans un pays plein de frontières intérieures que l’on passe sans visa. Elle aime cette paix. Elle a rencontré quelques temps plus tôt une prodigieuse musicienne française qui a collaboré au dernier album de Sabreen. Sarah Murcia a joué et enregistré avec l’essentiel des mondes possibles : Jacques Higelin, Magic Malik, Steve Coleman, Rodolphe Burger, Louis Sclavis. On voit apparaître sa contrebasse, parfois ses claviers et sa voix, dans les zones les moins attendues en donnant chaque fois le sentiment qu’elle est chez elle.
Entre Sarah et Kamilya, c’est quelque chose. Sarah : « Cela n’a pas fait un pli. Même si nous sommes deux timides. J’ai eu l’intuition qu’il allait se passer quelque chose entre nous. Quand elle est arrivée en Suisse, on a immédiatement commencé à travailler sur ses premières chansons. C’était une sorte de jeu. Puis on s’est mis à échanger, à travailler de plus en plus, en prenant conscience que nous n’irions ni tout à fait chez elle ni tout à fait chez moi, ni en jazz ni en musique arabe, mais dans une sorte de territoire tiers. »
Kamilya : « Je ne voulais pas rester trop longtemps en Suisse même si j’y ai gardé de profondes attaches: Werner Hasler et aussi Anne-Marie Haller avec qui j’ai réalisé le documentaire « Telling Strings ». Sarah m’a donc invitée à Paris. J’ai habité chez elle pendant deux mois et on a eu le temps de nous demander à nouveau quelle musique on pourrait jouer ensemble. On ne voulait céder ni face à nos limites, ni face à nos lois. »
Sarah : « Kamilya a un rapport au danger, à l’avant-garde qui continue de m’épater. Quand elle est venue chez moi, outre le fait que je n’ai jamais aussi bien mangé et que l’appartement n’avait jamais été aussi propre, j’ai perçu à quel point cette musicienne était incorruptible, sans compromis possible. Il faut voir l’impact qu’elle a dans le monde arabe, elle est en train de créer une école de pensée. Ici, on ne s’en rend pas forcément compte parce qu’on entend des modes arabisants et on se dit qu’elle joue dans la tradition. Mais elle invente ! Elle dérange ! Je la considère véritablement comme la compagne musicale de ma vie. »
Le disque « Wa » n’est que la dernière pierre d’une architecture en cours. L’œuvre de Kamilya Jubran, depuis « Wameedd » en 2004 avec Werner Hasler, en passant par « Wanabni », « Makan », « Nhaoul’ », ces projets qui sont à chaque fois d’étonnantes acrobaties sensorielles, constituent autant de tentatives utopiques pour des poésies mouvantes. Quand elle chante, quand elle joue du oud, sur des tapis d’insectes numériques, des forêts de rythmes codés, Kamilya répond à l’insécurité territoriale par une musique qui semble toujours en déplacement, en dynamique avec le réel. Une réflexion sur le temps, plutôt que sur l’espace.
Elle est Française depuis 2011. « C’est la première fois dans ma vie que je ne ressens pas de relation d’animosité vis-à-vis de mes papiers d’identité. Quand j’étais petite, je voulais déjà parler français. Je regardais à la télévision le dessin animé « Bonne nuit les petits ». C’était un fantasme que de comprendre ce qui était dit. » En ce moment, son jeune frère Rabea, un ingénieur de la high-tech d’Haïfa, est en train de lui fabriquer un oud. Il a repris le métier du père, presque comme un hobby, mais en essayant d’appliquer les méthodes scientifiques à l’organologie.
« La tradition se perpétue dans ma famille. Mais sans le sentiment de la simple reproduction. Je me demande comment ce oud sonnera. Ce sera le premier que je joue que mon père n’aura pas façonné. »